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Entre pierre et parole par Pierre Schneider

 

Il appartient à l'espèce, rare depuis la Renaissance et aujourd'hui presque éteinte, des tailleurs de pierre, labeur dur, lent et dont la technique n'a pour ainsi dire pas changé depuis que la sculpture existe. Cette difficulté, cette constance, cette lenteur lui interdisent (faut-il dire : lui évitent?) de s'abandonner aux changements incessants qui caractérisent l'art contemporain. On le voit bien lorsque Maxime Adam-Tessier choisit de découper et de souder le métal: se manifestent aussitôt sa familiarité avec les courants variés de la modernité et son aptitude à la versatilité. En revanche, on dirait que les tailleurs de pierre tra­vaillent, génération après génération à la même œuvre, entreprise par le premier d'entre eux.

Le temps de la pierre se compte, non en secondes comme le nôtre, mais en mil­liers d'années. Parcelle d'époques immémoriales présente parmi nous, telle Hécate, l'antérieure, la noire, la chtonienne au festin des brillantes divinités olympiennes, la pierre témoigne ici et maintenant de la présence des origines. Mais le témoin est muet; le tailleur de pierre cherche à lui rendre la parole. Et voilà où commencent les difficultés: la seule langue dont il dispose et qu'il soit capable de communiquer est celle des hommes. « Ce qui m'intéresse, dit Adam-Tessier, c'est ce qu'il y a à l'intérieur». Car l'intérieur est l'antérieur, siège de la densité, du sacré, alors que l'extérieur appartient à l'actualité, à l'histoire, à l'hu­main. « Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres » ; il s'agit d'arriver jusqu'à lui, de traverser, la surface pour la réveiller. Mais si profondément que le ciseau ou le trépan pénètrent, la blessure se cicatrise, une surface se reconstitue presque aussitôt.

L'effort, l'espoir du sculpteur moderne s'attachent à ce presque. Seul, le moderne, en effet, ressent la contradiction entre ce que son art fut dans un passé mythique (dont il éprouve la nostalgie) et ce qu'il est devenu: entre profondeur silencieuse et surfaces parlantes. C'est, je crois, Rodin, après Michel-Ange, qui pose les termes de ce débat. L'éloignement de l'image conduit jusqu'au point où elle devient rhétorique insupportable, réveille le désir de l'autre vérité. Et Rodin la réintroduit par la cassure. Le discours interrompu n'est pas silence: il est brièvement parole de l'interrupteur.

Adam-Tessier sait qu'il n'y a pas d'autre solution, mais il répugne presque tou­jours à la violence. Où Rodin tranche, il déboîte. Son objectif: interrompre sans blesser, sans briser. Pas de drame: discrétion, douceur. L'abîme qui sépare sur­face et profondeur, image et matière, n'est certes pas nié, mais abordé au moment où comme un fleuve, il se resserre, tolérant qu'un saut ou une passerelle le franchissent. Les lèvres de la figuration s'entrouvrent sur l'aveu abstrait de toute signification humaine. Les blocs glissent les uns sur les autres, mais pas jus­qu'à se disjoindre, les masses s'étranglent parfois jusqu'à ne laisser subsister entre elles que le plus frêle des liens, suffisant néanmoins pour qu'elles ne se divisent.

Pas de drame? Peut être serait il plus juste de dire que, pour Adam-Tessier, contradiction n'implique pas conflit. Il intervient partout où des ponts peuvent être jetés, des gués désignés entre les deux mondes. Le désespoir, tout comme l'orgueil, est absent de son œuvre: l'alternative à la tyrannie de l'image n'est pas la soumission à la matière muette. Adam-Tessier montre qu'il n'est pas interdit qu'elles soient, pour reprendre les termes appliqués par le concile de Chalces-cène à la personne du Christ, «incompatibles et inséparables». Sa patience attentive, sa sensibilité précise, font que l'espace du sacré, le temps incommen­surable des choses sont parmi nous, comme Hécate attablée avec les Olym­piens, en étrangers, certes, mais non en ennemis.

Pierre Schneider

25 octobre 2002

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